Raymond A. Duranton, membre de l’ALAF, nous a aimablement permis de publier son article paru dans la note #23, du Domaine du CEIPP.
Qu’il en soit remercié pour les membres de l’ALAF. Vous pouvez télécharger l’original ici.
Les navigateurs polynésiens
Introduction
Ne cherchez pas – si vous l’avez encore — dans le Bulletin #192 d’octobre 2019. Nous parlions en pages 3 et 4 du « Puzzle des Polynésiens » exposé par Christina Thompson. Elle demandait comment avec si peu de terres sur tant d’eaux ces peuples avaient pu coloniser la plus grande partie du Pacifique en deux millénaires. Elle apporte des réponses mais elle s’appuie surtout sur leur habileté, plus que d’autres peuples, à couvrir d’assez grandes distances sur l’immense océan. Le livre de David Lewis dont je parle ici, publié en 1972, « We, the Navigators » (« Nous, les Navigateurs ») explique plus en détail cette habileté.
Résurrection de techniques ancestrales
Le sous-titre est plus précis. Il s’agit de l’ancien art de trouver des terres dans le Pacifique. En Micronésie et Polynésie surtout, plusieurs fois l’aire de l’Europe, les terres ont la minuscule densité de deux sur mille, Nouvelle Zélande exceptée.
Ces peuples de l’eau s’y orientent mieux que les marins européens les plus expérimentés. James Cook avait chargé dans les Îles-sous-le-Vent le Polynésien Tupaia qui guidait sans erreur ses navires vers la prochaine terre. Il n’y a là rien de chanceux ou surnaturel, comme avaient pu l’imaginer d’anciens marins. La raison explique bien les milliers observations de l’océan qui le leur permettait. Surtout oralement, elles étaient transmises dans ces peuples depuis des siècles. Cela jusqu’à l’arrivée de la civilisation occidentales au 19éme siècle qui a presque arrêté cette chaîne. David Lewis a pu la sauver en l’assimilant dans des îles et la diffuser. Il comprit que beaucoup de populations océanes de la planète s’orientaient ainsi sans boussole.
L’auteur et le livre
Éduqué jeune à Rarotonga (Îles Cook), Lewis a parcouru en tous sens le Pacifique et notamment navigué de Tahiti à la Nouvelle Zélande, sa terre natale, en se servant seulement, aidé de Polynésiens, des techniques décrites dans le livre.
Celui-ci n’est pas qu’une explication de techniques groupées pas concepts, avec textes et dessins. Sur 440 pages, en plus de 8 chapitres expliquant les techniques, on trouve aussi de nombreuses cartes explicatives, la traduction des termes nommés, l’emplacement des îles principales, les noms tahitiens des astres utilisés et bien sûr une abondante référence.
Difficultés
Le livre est dense et difficile pour moi et je pense le serait pour beaucoup lecteurs. Je ne décrire qu’un peu de ce qui est utile à la navigation des pirogues construites par ces peuples. Les indications techniques demanderaient de bonnes connaissances en astronomie de position luminosité diurne et nocturne, en observation de la mer dans le détail. Le texte et les images tentent de nous les apprendre à force de persévérance.
Distances et bateaux
Excepté la Nouvelle-Zélande, Rapa Nui et Hawaï‘i, une ile est environ à 200 km de sa voisine et en pratique souvent à moins de 50 km où les traversées internes sont les plus nombreuses comme le montre la carte. L’auteur distingue les voyages de cette taille et ceux de plus à grandes distances («hauturiers »), chacun avec ses techniques propres. Car les bateaux et leurs voiles, leurs contenus humains et animaux et leur conduite dépend du voyage projeté.
Les voiles sont souvent du type « claw », que je traduis par « pince de crabe », les dictionnaires donnant « voile austronésienne » ce qui est vrai mais n’explique pas leur forme.
Houle et vagues
J’apprends que, dans l’état de la mer, ces caractéristiques, à ne pas confondre, portent un enseignement ignoré par beaucoup, sauf peut-être quelques marins, riverains… et sauveteurs. Chacune dépend des vents actuels et des vents d’avant, ne sont pas les mêmes en pleine mer et à l’approche d’une côte. Avec des dessins, le livre montre comment la rive lointaine influence les vagues.
Les astres et les lumières
Dans la journée, on peut se guider par le soleil, les chemins des oiseaux et des tortues, certains poissons et l’éclat visible de la mer.
La nuit, la boussole stellaire comprend suivant l’heure et la saison, outre la lune, les étoiles détectables, chacune portant un nom. La plus importante est la petite constellation bien reconnaissable dite la Croix du Sud (Tauha.) Elle indique (presque) la direction du pôle sud. Elle est combinée surtout avec Sirius ou avec Antarès, assez bien visibles. Des dessins indiquent comment ces astres, gardés dans les angles de gréements, permettent de suivre le cap ou de virer. Un schéma est donné ci-contre de navigation avec la Croix du Sud et Antarès.
Phosphorescence de l’océan
Parmi beaucoup d’autres repères, les Polynésiens s’orientaient suivant des nuances de ce que l’on a traduit (à tort) par la phosphorescence de l’eau. Il ne s’agit pas de la réflexion de l’air et du ciel mais, au sens physique, de luminescence. C’est-à-dire de la lumière émise directement dans l’eau par les milliards d’animaux marins, dont le phytoplancton montré ci-contre. Il y a sur terre quelques animaux émettant de la clarté permanente ou temporaire (champignons, oiseaux, insectes, etc.) mais dans l’océan beaucoup sont doués de cette propriété, assez pour créer une clarté, d’ailleurs sans cesse modifiée et difficile à interpréter.
Les marins du Pacifique observaient de nuit cette clarté changeante et pouvaient en déduire leur orientation approximative et surtout le voisinage de terres bien avant de les voir. Les Polynésiens repèrent le jour pour la pêche des poissons à leur clarté… mais c’est une autre histoire.
Discussion
Est-ce le succès scientifique du livre et l’essor commercial qui s’en suivit ?
La diffusion de ces techniques par David Lewis à tous les navigateurs du monde — certains en ont bien tiré profit – ne s’est pas faite sans critique. Ce n’est pas un point final à une polémique longue et vive à la façon de trouver des terres lointaines.
Je pense surtout à Andrew Sharp qui dans le JPS (Journal of Polynesian Society) dénonce cet apport comme insuffisant à expliquer les voyages « préhistoriques » (c’est-à-dire avant les Européens) des anciens Austronésiens.
Pour moi, en lisant Lewis, on découvre quelques clefs pour lire la mer, mieux qu’avant la lecture. « Ce toit tranquille…la mer, la mer toujours recommencée. » disait Paul Valéry.
RAD – Raymond A. Duranton